mercredi 23 novembre 2011

Ma meilleure ennemie (3/3)

  Pendant ces deux années, jamais je n'eus trop franchement à me plaindre du comportement d'Élise à mon égard, et jamais je ne lui ai nui d'une quelconque manière que ce soit. Nous n'avons jamais échangé de mots vifs, nous avons toujours, l'une et l'autre, veillé à maintenir une entente au moins extérieure entre nous, acceptant également de nous rendre des services, si nécessaire, dans le cadre de nos études ou de notre cohabitation au foyer Sainte Anne. Au point que même quand il m'est arrivé de recueillir les plaintes de camarades du lycée ou du foyer qui m'avouaient avoir le plus grand mal à la souffrir, je me suis abstenue de donner mon opinion et malgré tout ce que j'aurais pu ajouter, je me suis contentée de me taire.

   Mais pour supporter d'aussi près les défauts d'Élise avec la même égalité d'humeur pendant des jours et des jours, des semaines et des mois, il me fallait un moyen de me libérer des tensions accumulées à force de la fréquenter, d'exprimer, au moins intérieurement, le constant agacement que je ressentais auprès d'elle.

  C'est ainsi que j'en arrivais à me réjouir d'obtenir de meilleures notes qu'Élise, quand la chance était de mon côté, ou d'être mieux placée qu'elle dans le classement général. J'en venais à rire intérieurement en la voyant arborer sa salopette en jean si peu seyante, et je me réjouissais vivement de constater qu'elle se mettait à imiter la façon dont je nouais mes cheveux, ce que je pris comme une preuve de ma supériorité au moins esthétique et capillaire. Je n'hésitais pas à la contredire à table, en toute politesse, tentant de rallier à mon opinion le reste de la compagnie. J'eus parfois du mal à dissimuler mon envie de rire quand elle proférait une énorme sottise, comme ce jour où elle prit un air profond pour déclarer « Je ne crois pas que cela existe, des saines » - elle voulait dire « saintes »...

   Ce qui m'apportait le plus de soulagement, c'est d'avoir pu décrire Élise et ses travers à ma propre famille et d'avoir fait naître chez mon frère et ma sœur plus jeunes que moi une solidarité familiale qui s'exprimait par force moqueries dans les lettres qu'ils m'écrivaient. La distribution du courrier ayant lieu à midi au foyer Sainte Anne, je lisais leur courrier à table, m'amusant à leur lecture, et notamment à celle du surnom cocasse dont ils l'avaient affublée.

  Le meilleur moment, qui me créa un sentiment de jubilation extrême, ce fut le jour où je lui annonçai sans lui donner d'autre détail que je ne dînerais pas au foyer le soir-même. Je sortais au restaurant avec quelques amis que je m'étais faits dans la classe, et je devinai parfaitement, sous son air d'indifférence apparente, à quel point elle était surprise, avec quelle vive curiosité légèrement envieuse elle s'interrogeait sur les circonstances de cette sortie, et avec quelle impatience elle attendait d'en rendre compte à Amélie. Je l'imagine, dégustant les pommes de terre - sardines en boîte du foyer Sainte Anne, en mon absence, fulminant de ne pas connaître le programme de ma soirée ni la compagnie dans laquelle je me trouvais.

   Ce qui me mit beaucoup de baume au cœur, ce fut, en toute fin de première année, les adieux de deux camarades du foyer, qui étaient devenues très amies, et avec qui Élise et moi avions pris tous nos repas depuis un an. Elles s'apprêtaient à quitter l'établissement et l'une d'elles me confia qu'elles garderaient très bon souvenir de moi, et non pas d'Élise qu'elles avaient eu comme moi, sans le manifester, le plus grand mal à supporter toute une année.

   Mais la revanche finale, au bout de deux ans, fut pour moi de réussir, ce à quoi je ne m'attendais pas du tout, puisque je prévoyais plutôt de redoubler, à intégrer une école à ma convenance dès la fin de ma seconde année. J'eus donc la joie de quitter le foyer et le lycée un an plus tôt que je ne l'espérais, et de quitter définitivement Élise qui, ayant moins bien réussi ses concours, enchaîna sur une troisième année en compagnie de son inséparable Amélie. Élise finit d'ailleurs par obtenir une école du même genre que la mienne, mais pendant un an, au cours duquel j'avais de ses nouvelles par ma sœur qui avait après moi rejoint le foyer Sainte Anne, j'eus la satisfaction, alors que je me consacrais à mes distractions et mes soirées d'étudiante, de l'imaginer travaillant intensément une année de plus dans l'austère monotonie du foyer.

   Je n'ai, évidemment, pas gardé contact avec Élise. Il m'est arrivé une fois de la revoir brièvement deux ans plus tard. Nous avons échangé quelques mots, et je l'ai bien retrouvée telle qu'elle était ; toutefois, l'étouffante cohabitation des années passées ayant cessé, c'est sans déplaisir que j'ai eu cette discussion avec elle. Au contraire, outre la curiosité de savoir ce qu'elle devenait, j'ai ressenti cette espèce de satisfaction que l'on a à retrouver un témoin, même pénible, de certains moments marquants de notre existence.

   Amélie, elle, ne fut pas autant récompensée de ses efforts et décrocha une école moins renommée qu'elle ne l'aurait espéré. Quelques mois après avoir revu Élise, j'appris que toutes les deux, ayant jeté leur dévolu sur le même élève de leur classe, s'étaient définitivement brouillées au cours de leur troisième année.

6 commentaires:

  1. Merci pour ce récit qui fait ressurgir tant de souvenirs chez moi ! j'ai eu mon Elise, ma meilleure amie d'école depuis le primaire, mon Amélie, ma meilleure amie de quartier... dans ma naiveté j'avais cru qu'on pouvait etre amies toutes les trois! un jour j'ai été mise de coté et j'ai fait ma vie.. tout ça pour qu'elles se brouillent en fin de lycée... c'est fou les coincidences !

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  2. Et alors, ce garçon sur lequel Elise et Amélie avaient toutes les deux jeté leur dévolu, il a préféré laquelle finalement ? (je ne me souviens plus trop...) En tout cas, soyons reconnaissants à Elise de cet excellent article ! Bravo, bravo ma chère Albane !

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  3. Comme Virginie ça me rappelle aussi des souvenirs personnels. Ca fait des années aussi mais je m'en souviens toujours.

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  4. On aimerait bien la connaître, cette Elise !

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  5. Merci, j'ai lu la suite, c'est encore merilleur que le début.

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  6. Non, on ne le dit pas ! (mais on le pense très fort)

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