mardi 25 octobre 2011

Qui dit mieux ?

  Il y a des gens qui ont le chic pour vous faire sentir, peut-être d'ailleurs sans trop le vouloir, à quel point vous n'êtes quand-même pas grand chose. Très très peu de chose. Un peu comme si Grand Schtroumpf rencontrait le même jour Napoléon, Charlemagne et César. Grand Schtroumpf a beau être le chef du village, il fait tout de même pâle figure à côté des trois autres.

  Avec Nathalie, c'est pareil.

  Et hier, en sortant les enfants au jardin du verger, je suis passée devant la maison de Nathalie, et, comme cela arrive une fois sur deux, je suis tombée sur elle. Nathalie est souriante, toujours polie, très bavarde, mais souvent pressée. Il faut dire que Nathalie a une vie bien remplie. Elle fait tout en mieux, tout en plus grand, tout en plus vite. Elle ne le fait pas exprès pour avoir l'air meilleure que les autres, même si certaines mauvaises langues pourraient le penser, non, c'est sa nature. Elle a trois fois plus d'énergie que les autres, voit trois fois plus grand, et semble disposer de trois fois plus de temps que les autres pour faire trois fois plus de choses chaque jour. Je vous explique.

  • Beaucoup de femmes ont un mari. J'ai un mari. Mais Nathalie et son mari s'aiment plus que les autres. D'ailleurs, si vous les croisez dans une soirée, vous les reconnaîtrez facilement, ils se serrent souvent dans leurs bras, tellement ils s'aiment beaucoup plus que les autres.

  • Beaucoup de gens ont des enfants. J'ai trois enfants. Mais Nathalie en a le double. Et attend son septième, en pleine forme, malgré les trajets incessants pour l'école, le collège, la garderie, le solfège, le judo, le cabinet médical, le supermarché.

  • La plupart des gens disposent d'un logement. Mon mari et moi habitons un appartement. Mais Nathalie et son mari, eux, possèdent quatre maisons dans le quartier, qu'ils louent à des particuliers, en plus de la leur, sans compter les deux studios indépendants qu'ils ont fait construire au fond de leur jardin.

  • Beaucoup de personnes ont un travail. Et se reposent, samedi et dimanche, de leurs efforts de la semaine. Le mari de Nathalie, lui, a un métier prenant, de gros horaires. Mais le week-end, il retrousse ses manches, et effectue les gros travaux d'aménagement de sa maison et l'entretien de ses autres propriétés.

  • Beaucoup de femmes ont des activités personnelles. Moi-même, comme vous le savez, je suis très fière de faire partie depuis peu de la « commission bidule » de l'école. Mais Nathalie, elle, a une profession qu'elle exerçait encore à mi-temps avant la naissance de son sixième, et se consacre à de nombreuses responsabilités associatives, des activités bénévoles, la gestion locative de leurs biens, sans compter l'apprentissage du norvégien, langue maternelle de sa belle-sœur et de ses neveux. D'ailleurs il a fallu trois mois pour que nous trouvions une date qui lui convienne pour prendre un café à la maison.

  • La plupart des gens aiment se reposer en vacances. Pendant ces vacances de la Toussaint, nous nous reposons en famille, chez nous, nous prenons notre temps. Nathalie aussi se repose, elle trouve que cela fait du bien de temps en temps de ne pas partir de chez soi. Sauf que pour mieux se reposer, elle a invité de très bons amis avec leurs cinq enfants. Tous les quinze, ils passent de très reposantes vacances. C'est ce qu'elle m'a expliqué devant sa porte tout en continuant à discuter avec les amis en question, car Nathalie est aussi capable de participer à deux conversations simultanées.

  Je n'ai pas la prétention de concurrencer Nathalie. Je ne vivrai jamais sur la même échelle, j'aurai toujours une toute petite vie gentille mais un peu médiocre en comparaison à la sienne. Et parfois, je me demande si ce n'est pas cette pensée qui donne à son expression souriante et avenante, quand je la rencontre, un soupçon de satisfaction et d'assurance.

  Vous croyez que cela l'impressionnerait si je lui dis que je tiens un blog ?

dimanche 23 octobre 2011

Savoir dire non

Acte 1, juillet dernier, au jardin public, le parc Arborique

  Je rencontre Madame Ducour, une maman de l'école malheureusement pas encore partie en vacances. Madame Ducour va reprendre, à la rentrée prochaine, la responsabilité de la « commission bidule » de l'association des parents d'élèves de l'école. L'association, dont tous les parents sont membres d'office, compte une dizaine de commissions diverses destinées à animer la vie de l'établissement, organiser la fête de fin d'année, les ventes de gâteaux, le choix des livres de bibliothèque – bref, une vraie petite entreprise.

  Madame Ducour a besoin de monde pour la « commission bidule ». Pour différentes raisons, je ne suis pas du tout intéressée. Une autre commission, pourquoi pas, mais la « commission bidule », non. Pourtant je suis bien élevée, très polie, et je l'écoute d'un air vague et aimable, me composant une attitude savamment distraite destinée à lui faire comprendre que je n'ai aucune envie de prendre part à la « commission bidule », et essayant de changer de sujet le plus vite possible : « Et sinon, vous partez où en vacances ? »

  Je la quitte peu de temps après, fière de ma stratégie très efficace et de ma grande diplomatie. La « commission bidule », ce sera sans moi.

Acte 2, début octobre, dans la cour de l'école

  Je viens de récupérer mon fils à la fin de la matinée, l'esprit serein, le sourire aux lèvres, et je m'apprête à rentrer déguster un excellent déjeuner pâtes-steack hâché avant de reprendre le chemin de l'école une heure plus tard. Quand tout à coup, Madame Ducour surgit devant moi et, de but en blanc, me demande « Tu es toujours d'accord pour faire partie de la « commission bidule » ? »

  Non, je n'ai jamais dit que j'étais d'accord pour faire partie de la « commission bidule », et qui lui a permis de me tutoyer ? Prise au dépourvu, je baragouine que peut-être, je lirai votre mail, euh ton mail, on en reparle.

  Je rentre manger mon steack en me demandant ce qui a bien pu échouer dans ma fine stratégie du mois de juillet. Heureusement, j'ai confiance en mes talents, je vais inventer une excuse bidon, la « commission bidule » ce sera sans moi.

Acte 3, le lendemain, toujours dans la cour de l'école.

  « ALBANE ! » Madame Ducour m'interpelle d'une voix forte alors que je file déguster mon jambon-purée avec les enfants. Non mais ce n'est pas vrai, maintenant elle m'appelle par mon prénom, pourtant je ne me souviens pas lui avoir dit comment je m'appelle.

  « Alors Albane, tu as réfléchi pour la « commission bidule » ? »

  Un peu hésitante, mais sûre de l'effet escompté, je sors mon excuse bidon : « C'est-à-dire que ça va être compliqué cette année, mon mari va prendre de nouvelles fonctions, il va être très occupé, je vais tout devoir faire moi-même à la maison, j'ai peur de ne pas avoir le temps, ou peut-être juste pour donner un petit coup de main ponctuellement ».

  Regard vide de Madame Ducour.

  « Non mais tu sais, nous aussi c'est pareil, ça ne prend pas beaucoup de temps. On fait une réunion jeudi, si tu préfères à cause de tes enfants, on peut la faire chez toi ? »

  Je savais bien que mon excuse était bidon, mais Madame Ducour aurait dû comprendre que ça voulait dire non et me laisser tranquille. Et au lieu de ça, elle me propose de faire la réunion chez moi ! « On se rappelle », j'ai dit : toujours adepte de la tactique « gagner du temps ». Car mon but reste identique. La « commission bidule », ce sera sans moi .

Acte 4, le jeudi suivant

  La réunion de jeudi a été fixée par mail, mais j'ai pris bien soin de n'y répondre qu'après trois relances de Madame Ducour trois jours de suite dans la cour de l'école, afin qu'elle comprenne bien mon manque d'intérêt pour la chose. Sylvie (recrutée d'office, ce qui ne sera pas mon cas !) s'est proposée pour accueillir la réunion chez elle. Par la plus grande des malchances (ou était-ce un prétexte habile inventé par mon cerveau génial ? Personne ne le saura jamais.) une malencontreuse fuite d'eau m'empêche de prendre place au sein de la nouvelle composition de la « commission bidule ». Elles verront bien qu'on peut se passer de moi, finalement. La « commission bidule », ce jeudi matin, c'était sans moi.

Acte 5, le lendemain

  J'allume mon ordinateur. Tiens, encore un mail de Madame Ducour. Tiens, il est adressé à la directrice de l'école.

  « Madame la Directrice,

Je vous informe de la nouvelle composition de la « commission bidule » : moi-même, Sylvie X, Marie Y, et Albane. »

 

Voilà comment j'ai intégré la « commission bidule ». Je fais comment maintenant pour en sortir ?

lundi 17 octobre 2011

Papa, Maman, et la CAF

  Il paraît que certaines personnes ont des enfants dans le but de toucher les allocations familiales. C'est peut-être vrai, mais je crois surtout que ce qui convainc les gens de fonder une famille, c'est le magazine de la Caisse des Allocations Familiales.

  Vies de famille, ainsi s'appelle-t-il, et je l'ai reçu ce matin. Invariablement accompagné d'une offre publicitaire pour Yves Rocher, apparemment partenaire beauté des mères de famille, c'est de loin ma lecture préférée. Peut-être même avant TV magazine.

  Vies de famille vous renseigne sur vos droits. Chaque mois, il vous recommande de bien déclarer vos revenus (avec, pour vous convaincre, une photo d'une jolie jeune femme remplissant sa déclaration d'impôts avec un beau sourire et son crayon à papier). Et chaque mois, il vous rappelle à quelles allocations vous avez droit, et sous quelles conditions.

   Vies de famille est un magazine interactif. Vous pouvez poser vos questions à propos de vos prestations à la Caisse des Allocations Familiales, et vous obtiendrez une réponse en page 2. Ce qui est formidable, c'est que les lecteurs allocataires qui demandent ainsi un renseignement envoient tous spontanément une très belle photo d'eux, où ils arborent un magnifique sourire et respirent la joie de vivre. La photo est accolée à la question posée, et ce même si celle-ci ressemble à la suivante : « Mon mari et moi-même sommes séparés, je suis chômeuse et invalide suite à une tentative de suicide, combien vais-je toucher pour élever mes huit enfants ? », qu'à cela ne tienne, le grand sourire est de rigueur. Merci la CAF !

  A propos de chômeurs, Vies de famille prend soin de ses lecteurs et consacre chaque mois une rubrique entière à la recherche d'emploi. Ce mois-ci, vous saurez tout sur les réseaux sociaux et le moyen de les utiliser pour vous faire recruter. Surtout, le grand but de Vies de famille, c'est de remettre au travail toutes ces incapables de mères au foyer. Numéro après numéro, la revue leur répète inlassablement qu'elles passent à côté de leur vie, que le congé parental c'est bien (avez-vous droit au complément de libre choix d'activité ? Cf page 5), mais que plus il est court, mieux c'est, que les enfants s'épanouissent mieux quand leur maman gagne de l'argent, et que de toute façon c'est comme ça, point.

  Car Vies de famille est écrit par des professionnels, des psychologues, des psychomotriciens, des médecins, des experts qui savent mieux que vous ce qui convient à votre famille, vous qui n'êtes ni psychologue ni quoique ce soit d'autre (et qui même, parfois, êtes mère au foyer, c'est dire !). Vie de famille vous éclaire de ses lumières. Les châtiments corporels, c'est mal ; les ados ont besoin d'autorité pour se construire ; manger des fruits et légumes c'est bon pour la santé ; il faut faire vacciner ses enfants. Le guide des parents parfaits, tous les mois, dans votre boîte aux lettres !

  Et si jamais le magazine ne résout pas vos difficultés éducatives, vous pouvez poser vous-même vos questions (sans envoyer de photo, cette fois, les photos c'est juste pour les renseignements sur les prestations, en page 2). Un psychologue vous répond. Cette semaine, c'est Martine (52) qui demande si elle doit dire à sa fille de 18 ans qui sort avec un homme de quinze ans de plus, qu'elle commet une erreur. Elle fait bien de demander, car la réponse est non ! « Si elle ne vous demande rien, gardez-vous d'intervenir. » Elle est majeure, la gamine, quand-même. De quoi elle se mêle, Martine ?

  Bref, vous l'aurez compris, faites vite des enfants, deux si nécessaire, pour toucher les allocations familiales et recevoir votre magazine Vies de famille. Même si, par malheur, je viens d'apprendre dans le numéro d'aujourd'hui que Vies de famille change de formule, et ne paraîtra plus que quatre fois par an. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lire en attendant le mois de février ?

mercredi 12 octobre 2011

Une bonne adresse dans la capitale

  Ce furent les heures les plus sombres de mon histoire. Mon espace vital était menacé, plus que menacé, envahi, et seule une extermination rigoureuse et systématique m'a valu de prendre le dessus. Pourtant, seule contre une engeance pareille, je n'aurais rien pu faire, si ce n'est fuir comme réfugiée politique quelque part, abandonnant mes biens et mon territoire à l'ennemi.

  Pour vaincre, pour balayer la domination despotique de l'envahisseur, chasser l'occupant, reprendre possession des lieux, il me fallait l'appui d'une équipe de scientifiques. Des savants spécialisés dans un art délicat, maîtrisant des connaissances complexes. Et aussi, des armes. Des armes de destruction massive, des armes biologiques, des armes mécaniques, des armes de haute technologie, enfin.

  Et puis, car c'était la guerre, il m'a fallu me débarrasser de mes préjugés. Abandonner mes scrupules, mes réticences. C'était eux ou moi, et quand il est question de survie, il n'est plus de place pour l'hésitation. Ne plus voir ses ennemis comme des être vivants, se dépouiller des sentiments les plus humains, les plus naturels, et, en serrant les dents, être prêt à tout pour sauver sa peau. Aller jusqu'à tuer.

  C'était il y a six ans. Le territoire occupé, c'était les 20 m² que j'habitais alors, étudiante, dans le 14ème arrondissement. Un petit studio au premier étage, sur cour, dans un immeuble pittoresque datant de la fin du 19ème, tout de bric et de broc, dont le plancher craquait au moindre pas, avec un voisinage cosmopolite et bigarré : des italiens bruyants, des asiatiques discrets, de chaleureux concierges polonais.

  Et puis, un jour, des souris. De minuscules petites souris qui parvinrent à se glisser à travers les trous percés dans le plancher autour des tuyaux d'arrivée d'eau. Cinq centimètres de fourrure, quatre pattes, un estomac insatiable, et une intrépidité à toute épreuve. Elles avaient repéré les lieux un week-end en mon absence, apprécié la qualité de mon matelas, savouré des restes de biscuit, goûté au confort de mon appartement, et laissé partout de jolies petites traces de leur passage. Et elles avaient décidé de rester. C'est à peine si elles avaient peur de ma présence. Cinq centimètres de fourrure m'ont chassée de chez moi. Comment aurais-je pu dormir en entendant leurs petites pattes trottiner à toute allure sur ma moquette, sur ma table, jusque dans mon lit ?

  C'est alors que j'ai fait appel aux spécialistes. Les pages jaunes, un métro, une correspondance, et j'y étais. Les spécialistes ont pignon sur rue et tiennent boutique en plein cœur de la capitale. Dès que j'ai aperçu la vitrine, avec le jaune cru de sa peinture, avec ses motifs décoratifs en forme d'insectes, avec ses faux cadavres de rats suspendus dans le vide, son étalage de pièges, de flacons aux contenus mortels, de poisons et d'appâts, ses blattes factices et ses photos en gros plans de cafards et de puces, j'ai su que j'avais frappé à la bonne porte.

Cette porte, c'est celle de la science des nuisibles.

  A la science des nuisibles, on maîtrise son sujet. J'en suis ressortie le cœur plus léger, le portefeuille aussi, certes, l'esprit rempli des savants conseils du spécialiste, et un sac jaune plein d'engin de mort et de destruction.

  Je ne vous décrirai pas par quelles atrocités j'ai dû passer pour éradiquer de mon appartement la race maudite des souris. Je vous dirais seulement que je m'en suis débarrassée, au prix toutefois d'une seconde visite à la science des nuisibles, ayant eu le tort, par souci d'économie, de ne pas suivre à la lettre les prescriptions de mon fournisseur. Car je peux vous assurer que, s'il prête à sourire aux inconscients qui n'ont pas vécu l'enfer d'une invasion de rongeurs ou autres insectes répugnants, le terme de « science » n'est pas usurpé. A la science des nuisibles, on connaît les mœurs de vos ennemis dans les moindres détails, on sait leurs faiblesses, et on dispose d'un arsenal complet d'armes sophistiquées et efficaces.

  A la science des nuisibles, on rend service à son prochain. La boutique est peut-être moins glamour que celle de Boucheron, mais si je devais n'en garder qu'une, je n'hésiterais pas à sacrifier les diamants et les rubis pour un peu de mort-aux-rats.

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lundi 10 octobre 2011

L'ivresse, quelle ivresse ?

  A chaque fois c'est pareil. On se prend à espérer, on y croit, et il faut dire que les faits nous donnent raison. Les faits, ce sont les résultats de l'équipe de France de football aux matchs de n'importe quelle sélection pour la prochaine coupe du monde, d'Europe, de l'univers, selon les années. Ça commence toujours mal, très mal. Des matchs catastrophiques, des commentateurs dépressifs, des pronostics pessimistes, des joueurs pitoyables (paraît-il). Aucun esprit d'équipe, une défense molle, une attaque plus inconsistante encore.

  Et comme à chaque fois, hier soir, les Bleus se sont qualifiés. De justesse (je tiens mes informations de Monsieur). Mais je le savais. Une minute avant le tir-au-corner-ou-je-ne-sais-quoi décisif, qui a permis à notre équipe nationale de se qualifier pour le prochain tournoi estival destiné à pourrir les soirées de millions de femmes dans le monde, une minute avant, je disais à Monsieur, spectateur anxieux du match (mais feignant l'indifférence), pendant que je finalisais une commande La Redoute, je prophétisais donc : « Pff... ils vont se qualifier, c'est toujours comme ça. Et puis ils iront en demi-finale, comme toujours. »

  Une minute après, la France égalise, les pauvres bosniaques, qui y avaient cru jusqu'alors, n'ont pas réussi à remonter leur score. C'est un match nul sans gloire pour les français, mais comme disent les commentateurs, ragaillardis par le résultat : « Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse ».

  Les français sont fous de joie.

  Et les françaises, alors ? Je ne parle même pas du fait qu'on a été privées de Koh-Lanta vendredi.

  Pour la peine, je vais passer une commande aux 3 Suisses, tiens.

samedi 8 octobre 2011

Palme d'or

  J'attendais l'événement depuis des semaines, avec une impatience croissante. J'avais libéré ma soirée, réservé la date, noté celle-ci dans mon agenda, fait garder les enfants, prévenu Monsieur, pris toutes mes dispositions. Le film de l'année ! Avant-première en présence de la réalisatrice, salle comble, scénario génial, brochette d'acteurs surdoués, dialogues ciselés, bande son du tonnerre, de l'action, beaucoup d'émotion, une bonne dose d'humour. Applaudissements à tout rompre à la fin de la séance, un succès monstre.
  « Une journée dans la classe de moyenne section », ainsi s'intitulait le film réalisé par l'enseignante de mon fils, projeté hier au cours de la réunion des parents.
  En fait, j'exagère un peu, vous n'avez rien manqué. Le gros intérêt du film, c'est quand-même d'apercevoir son cher rejeton et de constater qu'il est bien plus intelligent et bien plus beau que les autres, et si vous n'avez pas d'enfant dans la classe, vous risquez de trouver le temps un peu long. La scène « joue avec ton carton en salle de motricité » manque un peu de rythme, au bout de quatre minutes à voir des gnomes pousser leurs emballages et se cacher dedans, on s'ennuie un peu. En revanche, on retient son souffle dans la scène haletante « la classe de moyenne section descend l'escalier pour se rendre en récréation » : lequel va tomber le premier ? Combien d'autres enfants va-t-il entraîner dans sa chute ? Je vous rassure, ils sont tous arrivés vivants en bas, mais je ne sais pas combien de prises ont été nécessaires. Idem, on aurait aimé accélérer la séquence « Achille dessine sa maman » ou encore « les enfants du groupe bleu jouent au jeu des escargots ». En revanche, quelle joie d'entendre tous ces adorables bambins réciter d'une seule voix la magnifique poésie « Si j'étais tout le temps à la maison » dont je vous ai longuement parlé, avec les gestes en plus ! Voilà de quoi étreindre le cœur de leurs heureux parents. Tout aussi émouvant, la chanson entonnée en chœur par les trente deux petites voix, sans compter l'interprétation sirupeuse diffusée par le lecteur-CD, trente-deux petites voix parfaitement dissonantes, désaccordées, inharmonieuses, un massacre musical qui n'avait pas l'air de choquer la maîtresse. Un seul regret, la voix-off quelque peu irritante, avec son ton haut perché un peu infantilisant, du genre « Alors Jeanne, explique-moi ce que tu as fait là ? » devant un gribouillage informe, ou bien « Non Arthur, est-ce qu'on dit « t'es moche » à sa maîtresse ? ».
  Bref, j'ai quand-même passé un moment formidable.
  D'autant plus qu'il a mis fin aux douloureux instants qui le précédaient : avant la diffusion du film dans la salle d'éveil, nous étions invités, nous, parents, à visiter la salle de classe de nos enfants. Et là, c'est toujours pareil : depuis le jour où je suis rentrée en CP en ayant sauté la grande section et où je me suis retrouvée toute perdue dans la cour des grands, j'ai toujours plus ou moins l'impression de ne pas être à ma place en collectivité, et j'aime toujours aussi peu les rentrées scolaires. Hier soir, ça grouillait de mamans, certaines maquillées comme pour un grand soir – quelques papas étaient là aussi – et visiblement elles se connaissent toutes. Et que je te tutoie, et que je t'appelle par ton prénom, et que je suis la meilleure amie de tout le monde. J'ai dû rater le week-end d'intégration des parents. Les seules personnes que je connais un peu étant par malheur absentes (les mauvaises mères !), j'en ai été réduite à faire semblant de me passionner pour le poisson rouge dans son aquarium et pour le bac de duplos au fond de la classe. J'ai même pris mon courage à deux mains pour me rapprocher d'un groupe ou d'un autre, et prendre part à la conversation, mais rien n'y a fait : je suis retournée me donner une contenance devant le coin cuisine.
  Autre moment mémorable, à l'issue de la projection du film : les questions des parents ! Est-ce que vous allez emmener les enfants à l'opéra, est-ce que vous avez un projet « fil rouge » cette année, est-ce qu'il y a des problèmes de violence dans la classe (réponse positive, gloups), est-ce qu'il y a des objectifs à atteindre en moyenne section... Quant à moi, j'aurais surtout voulu demander si mon fils a des amis, s'il met bien son manteau en récréation, si c'est bien vrai que Gaspard lui a donné un coup de poing, s'il ne pleure pas trop longtemps parfois le matin, mais je n'ai pas osé, évidemment, la maîtresse m'aurait regardée d'un drôle d'œil, et la maman de Gaspard aussi d'ailleurs. Alors je suis restée bien sagement assise tout au fond en écoutant l'institutrice nous dire que « le matin, on fait des mathématiques » et que, lorsqu'un enfant n'est pas sage, « c'est l'occasion de faire de la philo, savoir quels mots qu'on peut dire, quels mots qu'on peut pas dire ».
  Finalement, j'aurai retenu deux choses : la grammaire, ça attendra la grande section ; et pour la descente des marches, à Cannes, il y a encore du travail.

mercredi 5 octobre 2011

Pour le meilleur et pour le pire

  Vous vous souvenez sans doute de Tante Claudine et de son tact exquis. Tante Claudine est une parente proche, du côté de Monsieur, mais c'est souvent Oncle Maurice que nous avons au téléphone. Ce n'est peut-être pas plus mal, car lorsque Tante Claudine se prend à nous passer un coup de fil, Monsieur – car c'est à Monsieur que Tante Claudine tient à s'adresser – en a pour une demi-heure au bas mot de monologue interminable rarement ponctué de quelques questions sur nos propres personnes.
  Il y a toutefois des occasions qui provoquent immanquablement une communication téléphonique de longue durée : les mariages et les enterrements. Dans les quelques jours qui suivent l'un ou l'autre de ce genre d'événement, inévitablement Tante Claudine éprouve le besoin impérieux de faire un récit exhaustif de la cérémonie en question et de la réception qui a suivi : la robe de mariée, le cercueil, la pièce montée, la mise en terre, les chants funèbres, la bénédiction nuptiale, la décoration de la salle, les couronnes de fleurs, les demoiselles d'honneur, les croquemorts, les larmes de joie, les larmes de chagrin, le cortège funéraire, l'ouverture du bal.
  Plus encore que les mariages, Tante Claudine adore les enterrements. Il faut dire qu'elle ne sort pas beaucoup, qu'Oncle Maurice et elle ne reçoivent jamais, et que par conséquent, dans un univers amical assez austère, les obsèques constituent des événements mondains de grande importance, parce qu'ils réunissent les membres de sa famille que Tante Claudine ne se donne jamais la peine d'inviter, et d'anciens amis que Tante Claudine a perdus de vue faute de leur donner des nouvelles, et parce que Tante Claudine aime les émotions fortes que lui procure toujours une inhumation. De plus, dans la plupart des cas, Tante Claudine n'a rien a faire d'autre qu'être présente, assister à la messe, à la mise en terre, et parfois au buffet, sans aucun effort de sa part.
  Même endeuillée, Tante Claudine ne laisse jamais soupçonner son chagrin. En revanche elle montre une grande curiosité pour les circonstances médicales du décès. Il ne lui suffira pas de savoir que le défunt est mort de vieillesse, passés les quatre-vingt quinze ans, elle voudra en savoir plus. Le cœur, les poumons, l'estomac ? On se demande si elle n'a pas raté une vocation médicale – en médecine légale en tout cas. Exposer les détails des dernières souffrances des trépassés ne lui fait pas peur, même à table : je me souviens de ce déjeuner où elle nous avait décrit précisément les spectaculaires maladies qui avaient emporté deux ou trois de ses connaissances en quelques mois, et en particulier de cet homme qui respirait de moins en moins bien et qui avait fini par mourir étouffé – scène mimée avec réalisme par Tante Claudine entre le fromage et le dessert.
  Tante Claudine assiste à tous les enterrements qui la touchent de près ou de loin, et, contrairement à beaucoup qui ne s'émeuvent que pour la disparition d'un proche, elle ne néglige aucune occasion plus ou moins immédiate de pleurer un mort.
  Justement, c'est bouleversée qu'elle nous a téléphoné dimanche pour nous annoncer trois décès de la plus haute importance : un ancien collègue d'Oncle Maurice vient de perdre un fils dans un accident il y a dix jours ; la belle-sœur de la voisine de Tante Claudine est décédée dans sa maison de retraite la semaine dernière, et le cousin du parrain d'Oncle Maurice a perdu sa mère vendredi. Elle a vibré pour chacun d'entre eux, nous a raconté tous les détails connus, se considérant triplement en deuil. Des deuils à la mode de Bretagne, si l'on peut dire : elle ne connaissait aucun des trois défunts.
  « La semaine a été très dure » nous a-t-elle confié.