dimanche 27 novembre 2011

Une soirée chic

  Ce soir là, j'étais de corvée. Étudiante en région parisienne depuis plus d'un an, je m'étais retrouvée contrainte d'accepter l'invitation à dîner de mon parrain, Daniel, que je n'avais pas revu depuis des années. Il m'a fallu, à regrets, échanger la traditionnelle soirée du dimanche, le pichet de kro partagé avec mes amis, les banquettes crevées de la cafétéria de mon école et son atmosphère sonore un peu saturée, pour le cadre feutré d'un élégant appartement du 16ème arrondissement.

  Il était dit que la soirée devait très mal se passer. Et dès le début, les choses ont pris un très mauvais tour : en sortant du train qui me ramène de ma province, j'accroche mes collants noirs à la fermeture de ma valise. Un énorme trou en plein milieu de la jambe, du diamètre d'une capsule de bouteille de bière. Une situation, vous en conviendrez, extrêmement gênante. Et, bien-sûr, impossible de me changer – j'en regrette amèrement mes efforts d'élégance et mon vieux pantalon usé.

  Évidemment, le 16ème arrondissement est suffisamment désert un dimanche soir à vingt heures pour que personne n'ait pu remarquer ce détail pénible. Mais je vous laisse imaginer mon malaise au moment de pénétrer dans la demeure raffinée de mes hôtes. L'épouse de mon parrain, Monique, toujours élégante et soignée, a beau porter sous son tailleur d'affreux collants à motif « petit chien » d'un goût douteux, je donnerais tout pour les échanger contre les miens. J'essaie tant bien que mal de les dissimuler derrière ma valise qu'il me faut bien pourtant laisser dans l'entrée.

- Et veux-tu que je prenne ton sac à main ? me propose Monique.

- Ah non, merci, je n'ai pas de sac à main, je mets tout dans ma valise.

  Monique manque de s'évanouir. Je comprends ce soir-là que ne pas avoir de sac à main, dans le 16ème, c'est extrêmement choquant. Ça ne se fait pas. C'est comme venir en marcel à un mariage, ou en short à un enterrement, c'est une énorme faute de goût. On peut dire que j'accumule les bourdes.

  Malgré cela, Daniel et Monique m'invitent à prendre place, mon collant troué et moi, sur un fauteuil de style, dans leur petit salon aux murs couverts d'un mélange de gravures anciennes et de toiles modernes. La pièce est sombre, le cadre un peu froid, je croise mes jambes dans une tentative désespérée de camoufler l'accroc de mes collants. Mais pourquoi donc ai-je accepté cette invitation ?

- Un petit jus de fruit ?

«Vous n'avez pas une petite goutte d'alcool, là, plutôt ? » Par un prodigieux effort sur moi-même, je garde pour moi mes réflexions et je me contente d'accepter poliment, en soupirant tristement à la pensée de la tireuse à bière de mon école.

  La conversation est un peu fastidieuse, ce sont des inconnus pour moi, et mes préoccupations d'étudiante me paraissent bien loin de leur vie austère de cadres parisiens surchargés de travail. Seul un peu d'alcool pourrait détendre l'atmosphère, mais il n'y a pas plus de vin que d'apéritif. J'ai beau leur glisser, dans une tentative désespérée, que je fais partie d'un club d'œnologie, je n'aurai droit qu'à de l'eau minérale servie dans une carafe en cristal.

- Et ça ne donne pas la grosse tête de faire une grande école ?

  Je manque de m'étouffer avec ma contrex. Ils ont de curieuses façons de mettre les gens à l'aise, dans le 16ème. Nouvelle pensée émue pour le pichet de kro.

- Et sinon, avec tes amis, vous parlez de politique ? Parce que nous, ton père et moi, quand nous étions au lycée, nous passions des heures à en discuter, à refaire le monde.

  Bizarre, ce n'est pas ce que Papa m'a raconté. Là encore je reprends mon souffle. « Non non, on boit, on danse, on joue, on discute, on regarde des films, mais non, la politique, pas trop.» Le choc culturel est rude. La conversation se poursuit autour d'une tarte aux poires choisie très certainement dans une pâtisserie chic du quartier. Je regarde ma montre discrètement. Avec un peu de chance, s'ils ne me raccompagnent pas trop tard dans ma banlieue, il y aura encore du monde à la cafétéria.

- Bon, c'est pas tout, ça, mais on travaille demain, on va y aller quand-même.

  Le ton est un peu aigre ; décidément Monique a les mots pour faire comprendre à ses invités qu'ils gênent. Mais je ne lui en tiens pas rigueur, bien au contraire. Trois quarts d'heure plus tard, ayant troqué mes collants déchiquetés contre un confortable pantalon, accoudée au comptoir, debout sur le parquet collant de la cafétéria, j'attends la bière que je viens de commander. La musique est assourdissante, les convives encore nombreux, je vais pouvoir trouver un soulagement en leur racontant cette éprouvante réception. Il n'est que minuit, la soirée peut enfin commencer.

mercredi 23 novembre 2011

Ma meilleure ennemie (3/3)

  Pendant ces deux années, jamais je n'eus trop franchement à me plaindre du comportement d'Élise à mon égard, et jamais je ne lui ai nui d'une quelconque manière que ce soit. Nous n'avons jamais échangé de mots vifs, nous avons toujours, l'une et l'autre, veillé à maintenir une entente au moins extérieure entre nous, acceptant également de nous rendre des services, si nécessaire, dans le cadre de nos études ou de notre cohabitation au foyer Sainte Anne. Au point que même quand il m'est arrivé de recueillir les plaintes de camarades du lycée ou du foyer qui m'avouaient avoir le plus grand mal à la souffrir, je me suis abstenue de donner mon opinion et malgré tout ce que j'aurais pu ajouter, je me suis contentée de me taire.

   Mais pour supporter d'aussi près les défauts d'Élise avec la même égalité d'humeur pendant des jours et des jours, des semaines et des mois, il me fallait un moyen de me libérer des tensions accumulées à force de la fréquenter, d'exprimer, au moins intérieurement, le constant agacement que je ressentais auprès d'elle.

  C'est ainsi que j'en arrivais à me réjouir d'obtenir de meilleures notes qu'Élise, quand la chance était de mon côté, ou d'être mieux placée qu'elle dans le classement général. J'en venais à rire intérieurement en la voyant arborer sa salopette en jean si peu seyante, et je me réjouissais vivement de constater qu'elle se mettait à imiter la façon dont je nouais mes cheveux, ce que je pris comme une preuve de ma supériorité au moins esthétique et capillaire. Je n'hésitais pas à la contredire à table, en toute politesse, tentant de rallier à mon opinion le reste de la compagnie. J'eus parfois du mal à dissimuler mon envie de rire quand elle proférait une énorme sottise, comme ce jour où elle prit un air profond pour déclarer « Je ne crois pas que cela existe, des saines » - elle voulait dire « saintes »...

   Ce qui m'apportait le plus de soulagement, c'est d'avoir pu décrire Élise et ses travers à ma propre famille et d'avoir fait naître chez mon frère et ma sœur plus jeunes que moi une solidarité familiale qui s'exprimait par force moqueries dans les lettres qu'ils m'écrivaient. La distribution du courrier ayant lieu à midi au foyer Sainte Anne, je lisais leur courrier à table, m'amusant à leur lecture, et notamment à celle du surnom cocasse dont ils l'avaient affublée.

  Le meilleur moment, qui me créa un sentiment de jubilation extrême, ce fut le jour où je lui annonçai sans lui donner d'autre détail que je ne dînerais pas au foyer le soir-même. Je sortais au restaurant avec quelques amis que je m'étais faits dans la classe, et je devinai parfaitement, sous son air d'indifférence apparente, à quel point elle était surprise, avec quelle vive curiosité légèrement envieuse elle s'interrogeait sur les circonstances de cette sortie, et avec quelle impatience elle attendait d'en rendre compte à Amélie. Je l'imagine, dégustant les pommes de terre - sardines en boîte du foyer Sainte Anne, en mon absence, fulminant de ne pas connaître le programme de ma soirée ni la compagnie dans laquelle je me trouvais.

   Ce qui me mit beaucoup de baume au cœur, ce fut, en toute fin de première année, les adieux de deux camarades du foyer, qui étaient devenues très amies, et avec qui Élise et moi avions pris tous nos repas depuis un an. Elles s'apprêtaient à quitter l'établissement et l'une d'elles me confia qu'elles garderaient très bon souvenir de moi, et non pas d'Élise qu'elles avaient eu comme moi, sans le manifester, le plus grand mal à supporter toute une année.

   Mais la revanche finale, au bout de deux ans, fut pour moi de réussir, ce à quoi je ne m'attendais pas du tout, puisque je prévoyais plutôt de redoubler, à intégrer une école à ma convenance dès la fin de ma seconde année. J'eus donc la joie de quitter le foyer et le lycée un an plus tôt que je ne l'espérais, et de quitter définitivement Élise qui, ayant moins bien réussi ses concours, enchaîna sur une troisième année en compagnie de son inséparable Amélie. Élise finit d'ailleurs par obtenir une école du même genre que la mienne, mais pendant un an, au cours duquel j'avais de ses nouvelles par ma sœur qui avait après moi rejoint le foyer Sainte Anne, j'eus la satisfaction, alors que je me consacrais à mes distractions et mes soirées d'étudiante, de l'imaginer travaillant intensément une année de plus dans l'austère monotonie du foyer.

   Je n'ai, évidemment, pas gardé contact avec Élise. Il m'est arrivé une fois de la revoir brièvement deux ans plus tard. Nous avons échangé quelques mots, et je l'ai bien retrouvée telle qu'elle était ; toutefois, l'étouffante cohabitation des années passées ayant cessé, c'est sans déplaisir que j'ai eu cette discussion avec elle. Au contraire, outre la curiosité de savoir ce qu'elle devenait, j'ai ressenti cette espèce de satisfaction que l'on a à retrouver un témoin, même pénible, de certains moments marquants de notre existence.

   Amélie, elle, ne fut pas autant récompensée de ses efforts et décrocha une école moins renommée qu'elle ne l'aurait espéré. Quelques mois après avoir revu Élise, j'appris que toutes les deux, ayant jeté leur dévolu sur le même élève de leur classe, s'étaient définitivement brouillées au cours de leur troisième année.

lundi 21 novembre 2011

Ma meilleure ennemie (2/3)

   Pourtant, au bout de quelques semaines de fréquentation assidue d'Élise, j'eus plus de mal à supporter son caractère d'enfant gâté auquel elle laissa davantage cours au fur et à mesure que le temps passait et qu'elle prenait de l'assurance dans son nouveau cadre de vie. Ses défauts, somme toute, étaient assez communs. Elle n'était pas la seule à chercher sans cesse à avoir le dernier mot, à penser avoir toujours raison, à afficher cet air de supériorité satisfaite, à parler d'elle sans s'intéresser aux autres. Je découvrais petit à petit son égocentrisme, sa suffisance, et sa vanité qui la faisaient souvent paraître d'une réelle bêtise. Elle commença à m'agacer sérieusement, et nos parties de ping-pong s'espacèrent, tandis que nous perdions l'habitude de nous retrouver dans ma chambre après le dîner.

   Dans d'autres circonstances, nous nous serions contentées de nous porter des sentiments peu chaleureux et de nous éviter, mais l'étroite communauté de vie à laquelle nous étions contraintes eut pour effet de démultiplier notre antipathie mutuelle : à force de subir sa présence continue en cours, au foyer, pendant nos khôlles, pour déjeuner, pour dîner, il me fut de plus en plus difficile de la supporter, et je crois qu'elle-même, réciproquement, me porta des sentiments de plus en plus hostiles. Je ne pus m'empêcher de prendre en grippe son air infatué, ce je-ne-sais-quoi de légèrement puéril dans son visage, et sa façon de glousser de satisfaction pour ponctuer ses déclarations.

   Pourtant, comme deux prisonniers partageant la même cellule, nous n'eûmes que le choix de prendre notre mal en patience dans ce huis-clos de la rue Bienheureuse où nous ne quittions le foyer que pour nous rendre, ensemble, au lycée. Impossible de parcourir ces allées et venues séparément, impossible dans l'ordonnance immuable du foyer, de prendre nos repas à une autre table qu'à celle où nous nous étions installées le premier jour, impossible de ne pas nous croiser dans notre couloir, impossible de ne pas subir ensemble nos khôlles, nos cours, nos devoirs surveillés.

   Pendant ce temps, au fur et à mesure que nous devenions plus distantes l'une envers l'autre, j'assistais à un net rapprochement entre Élise et Amélie. Au point que bientôt, celle qui était, les années précédentes, ma meilleure amie, ne vint plus au foyer Sainte Anne que pour rendre visite à sa nouvelle relation, sans même passer me saluer. Sauf que, nos chambres étant extrêmement mal insonorisées et tout à fait voisines, je ne manquais pas de me rendre compte de ces réunions dont j'étais exclue. Bien-sûr le phénomène ne fut pas pour me réjouir, d'autant que nos conditions de vie et de travail n'étaient pas favorables à la rencontre de nouvelles connaissances, et j'eus le déplaisir de perdre ma meilleure amie pour une camarade qui avait le don de m'irriter au plus haut point et que j'avais, comble de malheur, à supporter à tout moment de la journée.

   Élise me laissa espérer, en fin de première année, qu'elle changerait peut-être de foyer l'année suivante pour s'installer dans celui d'Amélie, qui était devenue entre temps une étrangère pour moi. J'eus l'espoir fou d'être enfin libérée de l'omniprésence d'Élise, mais celle-ci, pour une raison que j'ignore, renonça à ce projet, et c'est une deuxième année d'étroite cohabitation qui succéda à la première.

 

(A suivre)

dimanche 20 novembre 2011

Ma meilleure ennemie (1/3)

  Elle s'appelait aussi Élise, mais les sentiments que j'avais pour elle n'avaient rien à voir avec ceux que j'avais quelques années auparavant pour l'amie qui portait le même prénom. Cette deuxième Élise habitait comme moi une chambre d'étudiante dans le même foyer de jeunes filles pendant mes deux années de classes préparatoires, il y a dix ans. Toutes les deux, ayant passé notre bac, nous nous retrouvions loin de nos familles pendant toute la durée de la semaine, dans le même couloir de « la maison », l'un des différents bâtiments qui s'articulaient autour du magnifique jardin du foyer Sainte Anne, en face de la petite chapelle en brique sur le flanc de laquelle donnaient nos fenêtres.

   Le lycée où nous suivions nos exigeantes études proposait un internat pour garçons, mais, faute de place, les filles n'y étaient pas logées, et un certain nombre d'entre elles se retrouvaient, comme Élise et moi, au foyer Sainte Anne qui présentait le grand avantage de se situer, rue Bienheureuse, juste en face du lycée.

   Dans cette ambiance studieuse et austère, que ce soit celle de nos études ou celle, feutrée, du foyer, dirigé par une religieuse d'un certain âge déjà, Sœur Lucie, davantage soucieuse de la bonne tenue de son établissement que de l'instauration d'un climat amical entre les pensionnaires dont elle préférait prévenir la dissipation et la mauvaise conduite, Élise et moi nous sommes mises tout naturellement à parcourir ensemble le court chemin entre le foyer et le lycée, à déjeuner immuablement à la même table en compagnie des deux ou trois autres locataires de notre extrémité de couloir, à nous retrouver à nouveau dans les mêmes conditions pour le dîner. Nous étions aussi inscrites dans le même groupe de Khôlles* et subissions donc ensemble nos deux oraux hebdomadaires tout au long de l'année.

   Je l'avoue, ce fut agréable, en cette rentrée bien particulière, de trouver une compagnie avec qui travailler et me distraire. Au début de l'année nous jouions quelques minutes au ping-pong sur une vieille table dans l'ancienne salle de théâtre abandonnée et poussiéreuse du foyer, et nous finissions la soirée en bavardant tout en nous servant une boisson chaude entre 21h30 et 22 heures dans ma chambre, au grand dam de notre voisine du dessus, Denise, ancienne du foyer depuis des années, et devenue d'ailleurs une sorte de kapo de Soeur Lucie à qui elle n'avait pas hésité à nous dénoncer pour « tapage nocturne » – mais c'est un autre sujet, et Denise mériterait un article à elle seule. Quoi qu'il en soit, j'étais plutôt satisfaite de trouver en Élise une compagnie et une source de distraction au milieu de notre emploi du temps chargé, de l'austérité de notre vie de pensionnaires, moi qui n'avais pas encore dix-huit ans, et qui n'avais jamais quitté le domicile familial auparavant.

   Nous retrouvions souvent Amélie, une très bonne amie qui venait de la même ville que moi, et qui était élève dans la même classe que nous. Malgré nos liens d'amitié forgés entre la seconde et la terminale, Amélie avait choisi un autre foyer pour se loger, en raison de la mauvaise réputation gastronomique des menus du foyer Sainte Anne, mais je la soupçonne d'avoir surtout préféré un établissement non confessionnel, et peut-être aussi, d'avoir cherché à mettre un peu de distance entre nous au moment d'intégrer un nouveau lycée et une nouvelle classe.

   Malgré tout, Amélie me rendait souvent visite au foyer Sainte Anne et c'est donc tout naturellement qu'Élise et elle se lièrent d'amitié par mon intermédiaire.

 

 

* Interrogations orales ayant pour but d'entraîner les candidats aux épreuves orales des concours des grandes écoles

 

(A suivre)

mercredi 16 novembre 2011

Une amitié ordinaire

  Cela fait dix-sept ans que je n'ai pas revu Élise. Dix-sept années qui nous ont bien changées, au cours desquelles il m'arrive de penser à elle, de me demander ce qu'elle devient. Et cette nuit, je ne sais pas pourquoi, au bout de tout ce temps, j'ai rêvé que je la revoyais. Elle n'avait plus onze ans, nous avions l'âge qui est le nôtre, et, en la rencontrant à la fois plus âgée mais semblable à ce qu'elle était alors, par ce merveilleux raccourci du songe, j'ai retrouvé, aussi vifs et entiers, les sentiments d'amitié que je lui portais. Ils étaient là, enfouis, un peu oubliés, mais toujours bien vivaces, et, dans ce rêve, parfaitement réciproques.

  Autant dire que ce matin, en me réveillant, j'étais encore toute imprégnée des impressions ressenties au cours de la nuit. Ce sont de nombreux souvenirs qui me reviennent à la mémoire, des souvenirs jamais oubliés, mais que je n'avais pas eu l'occasion d'évoquer depuis longtemps.

  Nous nous connaissions depuis l'école primaire, mais c'est en nous retrouvant toutes les deux dans la même classe de sixième que nous sommes devenues inséparables. Un peu perdues dans ce grand établissement inconnu, nous nous sommes rapprochées pour n'être bientôt plus jamais l'une sans l'autre. Nous n'avions que dix ans, et c'est un peu comme si notre amitié avait prolongé notre enfance. Tandis que nos camarades, à peine quittée l'école primaire, tournaient précipitamment la page sur leurs premières années, empressés de devenir de jeunes adultes dont ils n'étaient que de grotesques caricatures, raillant avec insistance tout ce qui avait trait à l'enfance, se jetant prématurément dans ce qu'ils croyaient être l'âge de la maturité, Élise et moi, seules à l'extrémité de la cour du collège, sans nous soucier de leur jugement, assistant sans la comprendre à leur évolution, nous prolongions nos jeux d'enfants, sautant d'un banc à l'autre, sous les arbres, ou bavardant avec le sérieux et l'enjouement de notre âge.

  Élise habitait juste à côté du collège. Aussi, lors des nombreuses absences d'un corps enseignant particulièrement peu consciencieux, et notamment celles, quasi-systématiques, de notre professeur d'arts plastiques, nous nous retrouvions chez elle. Je me souviens de toutes nos activités préférées : jouer encore parfois à la poupée, répéter nos exercices de flûte à bec, disputer des parties de boggle, réaliser des mélanges de parfum à partir de petits échantillons qu'elle collectionnait dans sa chambre. Je me rappelle ce jour où, pour la première fois de ma vie, j'ai entendu parler du théorème de Pythagore, qu'elle m'avait présenté, la craie à la main, en reproduisant sur un tableau noir les explications données par son frère aîné. Nous partions, toujours un peu en retard, rejoindre le collège, courant pour arriver à l'heure au cours de l'après midi, à travers deux ou trois rues dont le tracé m'est resté présent à l'esprit. Je n'ai pas oublié cette évaluation de mathématiques, en début d'année, que nous avions mal réussie, ayant oublié pendant l'été la formule du périmètre d'un cercle et celle de l'aire d'un disque au grand dam de nos parents respectifs qui s'accordèrent pour y voir un sinistre présage pour la suite de nos études.

  Et nous nous disputions souvent. Nous étions souvent d'un avis opposé, et nous le défendions chacune vigoureusement. Mais ces disputes ne duraient jamais longtemps, et ne jetaient aucune ombre sur notre amitié.

  Nous devions être séparées à la fin de cette année scolaire. Je n'ai pas oublié le jour où, sur les marches de la cour du collège, elle m'avait annoncé le prochain départ de sa famille à l'autre bout de la France, ni la vive impression que m'avait causé cette nouvelle.

  Avec son départ, c'est un peu mon enfance qui s'est enfuie, et la rentrée suivante, où je me suis retrouvée brutalement plongée seule, parmi ces camarades de collège dont j'avais totalement ignoré l'évolution et la mentalité, toute consacrée que j'étais à mon amitié pour Élise, ne fut pas sans surprise et sans désagrément.

  Pendant plus d'un an, nous nous sommes envoyé de très régulières nouvelles. Nous nous écrivions chaque semaine. Bien-sûr, en cette époque reculée, nous ne connaissions pas l'existence du mail, et c'est par courrier, manuscrit, cacheté, timbré, que nous échangions notre correspondance.

  Mais le temps fit son œuvre, et tandis que nous approchions de l'adolescence, nos lettres s'espacèrent, jusqu'au jour où nous perdîmes tout à fait contact, si ce n'est par l'intermédiaire de nos mères qui restèrent plus ou moins en relation et grâce auxquelles nous avons su vaguement ce que chacune devenait. Je ne l'ai revue qu'une fois, un après midi, deux ans après notre sixième. Nous nous étions promenées dans son ancien quartier, et j'avais été vaguement déçue par des retrouvailles qui n'avaient pas l'entrain que je leur aurais souhaité.

  J'ai gardé toutes les lettres que j'ai reçues de Élise. Un jour, il y a quelques années, en retombant par hasard sur la boîte où je les avais conservées, je les ai toutes relues, dans l'ordre dans lequel je les avais reçues. Émue par tant de souvenirs et tant d'amitié, je me suis emparée d'un stylo et d'une feuille de papier, et je lui ai écrit. J'ai rédigé une longue lettre dans laquelle je lui ai dit tout l'excellent souvenir que je gardais d'elle, comme j'aurais aimé savoir ce qu'elle devenait, et combien j'aurais souhaité reprendre contact avec elle.

  Je n'ai jamais envoyé cette missive. Passé le premier mouvement, j'ai pensé qu'Élise avait dû bien changer, qu'elle n'était plus l'enfant que j'avais connue, pas plus que je ne ressemble aujourd'hui à l'amie que j'étais alors. J'ai eu peur de m'exposer à une déception, de la décevoir aussi, et de gâcher, en un instant, tout ce qui me reste d'elle, tous mes souvenirs intacts.

  Peut-être un jour, par le plus grand des hasards, Élise tombera-t-elle sur cet article. Qui sait. Peut-être se reconnaîtra-t-elle. Mais sans-doute n'y verra-t-elle que le récit tellement banal d'une amitié enfantine lointaine et presque oubliée.

lundi 14 novembre 2011

Le retour de la « commission bidule »

  Vous vous souvenez comment j'avais été recrutée d'office dans la « commission bidule » de l'association des parents d'élèves de l'école de mes enfants, et comment j'avais tenté, sans grand succès alors, de me tirer de ce mauvais pas ?

  J'ai beaucoup réfléchi. J'ai cherché une solution. J'ai échafaudé des plans, des stratégies. Et j'ai finalement pris ma décision. J'ai le plaisir de vous annoncer que je fais désormais partie de mon plein gré (enfin presque) de la « commission bidule ». Et j'ai même ouvert les portes de mon domicile pour y accueillir la deuxième réunion. Incroyable... mais vrai.

  Si cette décision vous surprend, ce que je peux comprendre, sachez que je l'ai prise, pourtant, pour une quantité d'excellentes raisons mûrement réfléchies, dont je vous donne ici les plus pertinentes :

  • Briller dans les dîners mondains chics. « Je suis co-responsable de la « commission bidule », cinq membres, quatre réunions par an, cent-vingt-deux euros de budget, vingt tasses de café, quatorze mails ». J'ai hâte de lire l'admiration dans les yeux de mes interlocuteurs.

  • Me faire des amies. Devenir une de ces mères de sortie d'école qui connaissent tout le monde, qui sont à tu et à toi avec toutes les autres, ne plus avoir à faire semblant de me passionner pour les poissons rouges lors des réunions parents-enseignants. Et me faire inviter à des dîners mondains chics.

  • Pouvoir redistribuer les rôles et répondre à mon mari qui a téléphoné ce matin « Si tu veux, là, je suis en réunion... tu peux me rappeler tout à l'heure ? »

  • Apprendre des ragots sur les enseignants, la directrice, les parents d'élèves, en faisant mine de savoir de qui parlent mes collègues de réunion quand elles appellent par leur prénom des tas de gens que je ne connais pas, mais qui m'inviteront bientôt à des dîners mondains chics.

  • Faire semblant de prendre des notes sur une feuille de papier et regarder l'heure en douce, comme à l'époque lointaine où j'étais étudiante.

  • Paraître absorbée sur ses notes lorsqu'arrive l'inéluctable répartition des tâches à l'issue de la réunion, essayer d'en récupérer le moins possible, et les plus faciles... ce que je n'ai jamais fait dans l'exercice de ma profession, bien évidemment.

  • Et, le plus important, car c'est à mes lecteurs que je pense en toute chose, avoir de quoi écrire un article pour mon blog.

  Bon enfin, ce n'est pas tout, mais il faut je me consacre à mes nouvelles responsabilités. J'ai deux coloriages à imprimer pour les grande section, tout de même.

samedi 12 novembre 2011

La Toussaint, c'est la fête

  Nous avons eu des nouvelles de Tante Claudine ! Vous vous souvenez que le mois d'octobre a été difficile pour Tante Claudine, avec trois deuils douloureux dont elle nous avait fait part au téléphone.

  Et justement, le 1er novembre, c'était la Toussaint. A cette date, comme beaucoup de français, son mari et elle se rendent rituellement au cimetière où reposent les membres de leur famille, juste à côté de Clermont-Ferrand.

  Ce qui nous a surpris, c'est que Tante Claudine nous a raconté avec satisfaction qu'en plus de la messe, le jour de la Toussaint, elle a assisté aux vêpres. Pourtant Tante Claudine n'est pas une grande mystique. En général, deux ou trois offices par an, comme pour beaucoup de ses contemporains, lui suffisent largement. Autant dire qu'il ne lui viendrait jamais à l'esprit de se déplacer deux fois à l'église le même jour.

  Mais il se trouve que le curé a invité ses paroissiens, lors de la messe du matin, à se réunir pour cette seconde cérémonie, en fin d'après midi, qui serait suivie d'une procession jusqu'au cimetière, avec distribution de lumignons, et prière pour les défunts.

  Tante Claudine ne pouvait décemment pas refuser cette proposition. Un tel rassemblement, la nuit tombant, au milieu des tombes et des chrysanthèmes, dans la lumière vacillante des lumignons, en compagnie d'individus endeuillés, sur un fond sonore de prières funèbres, et peut-être de quelques soupirs et sanglots. Pas tout à fait un enterrement, faute de cercueil et de croque-mort, mais presque.

  De quoi tenir jusqu'au prochain.

lundi 7 novembre 2011

Lundi matin

  Il approche de la quarantaine, marié, père de deux enfants bien portants qu'il dépose un jour sur deux, l'un à la crèche et l'autre à l'école. C'est d'ailleurs devant la porte de l'école que nous avons sympathisé et nous les avions reçus, sa femme et lui, pour une soirée qui nous a laissé de très bons souvenirs à eux comme à nous. Leur maison récemment acquise, quoiqu'encore en travaux, est confortable, j'y ai pris un goûter au printemps dernier en compagnie de son épouse, encore en congé parental à l'époque. Ses enfants et les nôtres s'étaient bien amusés dans le jardin.

  Pourtant Xavier n'est pas toujours très détendu. Déjà, ce jour-là, où je passais l'après midi chez eux, je bavardais tranquillement avec sa femme, sur la terrasse, au soleil, satisfaite du bon moment que je passais, quand tout à coup Xavier, dont j'ignorais qu'il pouvait rentrer à 16h30, a débarqué, l'air sombre, soucieux, préoccupé par sa journée de travail. Aussi étonnant que cela paraisse, ma présence n'a pas suffi pas à le dérider. Avisant son air tracassé, avec la soudaine et désagréable impression de gêner, j'ai jugé bon d'avaler le fond de mon verre de jus de fruit, de rassembler mes troupes et de lever le camp le plus rapidement possible. Xavier n'a d'ailleurs pas insisté pour me retenir et nous a raccompagnés à la porte - les sourcils toujours froncés.

  Mais en réalité, Xavier n'avait pas spécialement passé une mauvaise journée. En fait, il est toujours contrarié. Toujours soucieux, toujours préoccupé. Avec toujours la même contracture éloquente des muscles para-sourcilliaires.

  D'ailleurs, au mois de juin dernier, Monsieur l'avait constaté en allant donner un coup de main le jour de la fête de l'école. Xavier s'était fait refiler, un peu contre son gré, lui aussi, la charge d'installer les jeux pour les enfants. Il avait passé une bonne demi-heure à se demander anxieusement où placer le stand « pêche aux canards » et à avancer le bassin et le parasol de cinquante centimètres dans un sens puis dans un autre, reculant pour juger de l'effet obtenu, incapable de se décider, écrasé par l'ampleur de la tâche et la lourdeur de ses responsabilités.

  Je crains donc un peu de le rencontrer, ce qui m'arrive pourtant, le matin, à l'école. J'ai eu le tort de lui demander il y a quelques semaines des nouvelles de la reprise du travail pour son épouse. « Ouh la la ! Tu verras quand ce sera ton tour ! » m'a-t-il lancé, sarcastique, me jetant un coup d'œil entendu et amer.

  La fois suivante, j'ai donc décidé d'aborder un autre sujet. « Hugo est content de sa rentrée ? » Air sombre, soupir. « Oui. Enfin, non, ça n'a pas été très facile ».

  Après deux ou trois expériences du même genre, j'ai jugé bon de me contenter, hier matin, d'un simple : « Comment vas-tu ? » le plus enjoué possible. Malgré l'insignifiance de la question, le froncement de sourcil s'est accentué, l'expression s'est faite plus sombre, le ton grave : « Comme un lundi ».

  Je peux vous dire que, n'ayant pas la chance de le croiser le samedi ni le dimanche, j'ai parfois l'impression que la semaine de Xavier comprend au moins cinq lundis.

  Il y a des vies plus lourdes à porter que d'autres.

vendredi 4 novembre 2011

Comment se faire des amis (ou pas) (2ème partie)

  Jusqu'à présent, Maxime était très satisfait de sa vie. Beaucoup de distractions, de nombreux amis, des loisirs personnels, un travail intéressant qui lui laisse du temps libre, des collègues agréables, le tout dans une belle ville où il se plait beaucoup.

  Pourtant, nous avons senti dimanche que cet équilibre parfait avait commencé à se briser. Une toute petite ombre dans le tableau, un soupçon d'insatisfaction.

- Alors, c'était bien le mariage de ton frère, hier ?

- Oui, enfin les mariages c'est toujours un peu pareil, on a le temps de discuter avec personne, il y a trop de monde, et puis la musique est très forte.

  Tiens, c'est dommage, j'aime bien les mariages. C'est vrai que souvent on s'ennuie si on ne connait personne, mais normalement au mariage de son frère on est sûr de s'amuser. Je change de sujet.

- Et sinon, tu es toujours content à Madrid, tu y as toujours autant d'amis ?

- Oui, mais finalement le plus souvent on ne rencontre pas les autres en profondeur, ça reste beaucoup trop superficiel.

  Avec un peu d'anxiété Monsieur et moi nous demandons intérieurement à quel niveau de profondeur Maxime situe notre amitié. Je ressers l'entrée.

- C'est vrai, mais d'un autre côté c'est agréable de voir des gens, de rencontrer de nouvelles personnes, c'est toujours distrayant.

- Oui, mais à la longue c'est un peu lassant de sortir tous les soirs.

  Comme quoi, personne n'est jamais content. Heureusement le plat a l'air de lui plaire.

- C'est drôle, parce que nous, nous ne sortons plus beaucoup, alors au contraire ça nous fait plaisir quand cela arrive.

- Oui, mais finalement, c'est mieux de vivre comme vous, comme des reclus, c'est plus naturel, c'est plus équilibré.

  Non, j'exagère, en fait il n'a pas dit « reclus ». Il se sert en fromage.

- Et tes conférences au Japon et au Mexique au printemps, c'était intéressant, tu en as profité pour visiter ?

- Oui, mais en fait il faut préparer les conférences, c'est beaucoup de travail, et puis ça prend du temps d'organiser des vacances à l'étranger, déterminer un circuit touristique, réserver ses billets.

  Bon. Peut-être envierait-il nos deux semaines de congés en Normandie, sieste – balade – plage – retour à 19 heures dernier délai. Je découpe le flan à la noix de coco. A défaut, l'exotisme est dans l'assiette.

- Et finalement, tu penses rester longtemps à Madrid ?

- C'est-à-dire que je pourrais partir, mais... pour aller où ?

  Je me demande ce que Maxime aura tiré de tout cela la prochaine fois que nous le reverrons. La rencontre de la femme de sa vie ? Une vocation de moine ? Ou bien la même vie madrilène, toujours agréable mais encore un peu plus vaine à ses yeux ? Il est temps de servir un petit alcool...

jeudi 3 novembre 2011

Comment se faire des amis (ou pas) (1ère partie)

  Dimanche soir, nous avons reçu un ami, Maxime.

  Oui, le fait paraît banal mais mérite tout de même d'être signalé à mes lecteurs.

  Car figurez-vous que le delta amical – pour les non-scientifiques, la variation totale du nombre d'amis – est nettement négative entre la fin de la vie étudiante et l'établissement d'une vie de famille, qui plus est si vous vous installez dans une région où vous n'avez jamais vécu avant de vous marier, et où la présence de vos chers bambins rend délicates les sorties inopinées au bar à tapas.

  Par conséquent, l'érosion naturelle du nombre d'amis au fil des années ne peut que difficilement être compensée par l'acquisition de nouvelles relations. Vous avez le choix entre différentes possibilités :

  • sympathiser avec la sage-femme le jour de la naissance de votre enfant. Profitez-en, c'est votre dernière sortie sans babysitter.
  • vous faire une bande d'amis formidables de vos collègues de travail. A condition qu'ils aient aussi des enfants, sinon les sorties improvisées du vendredi soir se feront sans vous. Vous pourrez toujours vous rattraper au séminaire de cohésion ou au paintball de fin d'année.
  • nouer des relations amicales avec vos voisins. Cela simplifie beaucoup les choses, et vous pouvez boire autant que vous voulez, vous rentrez à pied (attention quand-même, vous serez levé à sept heures du matin, comme les enfants, et si vous avez trop bu vous n'aurez pas eu le temps de digérer votre alcool. Sensation très désagréable garantie au réveil).
  • vous faire des tas d'amis à la sortie de l'école. Vous aurez la chance de les revoir tous les matins devant la porte de l'école, tous les midis devant la porte de l'école, tous les soirs devant la porte de l'école. Et aussi le samedi et le dimanche au jardin public. A ce rythme là vous avez intérêt à les apprécier, ou bien... bon courage.
  • lire des blogs, tenir un blog. On ne sait jamais, votre futur(e) meilleur(e) ami(e) se cache peut-être derrière une adresse URL ?

  Maxime, lui, a la chance de ne pas connaître ce genre de difficultés. Célibataire, habitant Madrid où il a effectué ses dernières années d'études, il y compte un nombre certains d'amis, d'amis d'amis, de relations, d'autres expatriés surtout, célibataires comme lui, disponibles, ayant le temps et les moyens nécessaires pour sortir fréquemment.

  Disons qu'il a à peu près autant de soirées libres dans sa semaine que nous en avons de prises en un mois – c'est ainsi.

 

(à suivre)